Extraits
N.B. : Ces textes appartiennent à son autrice.
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Dans l’obscurité, on distingue la silhouette courbe de Monk assis au piano, ses mains claires posées sur le clavier blanc. De timides applaudissements émanent de la salle suivis d’un silence religieux. La lumière inonde soudain quatre hommes en costume tenant chacun leur instrument entre leurs mains, du bout des doigts, au bord des lèvres, sous la semelle. Leurs regards se croisent furtivement avant de se suspendre, ils s’apprêtent à jouer. Les mains claires s’élèvent lentes et retombent comme des piquets. Monk plaque les quatre premières mesures. Dans le prodigieux intervalle de ses mains déployées, le thème est lancé. Chaque doigt est une ramification autonome, adopte un angle précis, attaque de face pour remplir l’espace puis se courbe, se place en biais pour augmenter le débit. Tous les deux temps le corps prend appui sur les extrémités, s’arcboute pour rebondir à contre temps sur la voix cuivrée du soufflant qui s’élève en premier plan. La couleur du saxophone ténor du grand Charlie s’étale en une ligne tenue que les rythmes du piano tentent vainement de déstructurer. L’homme est dressé sur le devant de la scène. Ses deux pieds légèrement écartés sont solidement ancrés au sol. Par son souffle puissant il interroge, répète, saisi, transforme, respire, redonne, ses doigts opèrent des déplacements microscopiques, il décline les gammes à la force de son cou qui gonfle et se dégonfle sur l’inébranlable axe. Le groove a pris la salle.
Monk répond par éclat. Les phalanges de sa main droite s’étirent puis s’aplatissent sous la poussée du corps entier. Elles évoluent par bons de cabris sur coteaux abrupts. Sa main gauche génère un épais tapis d’accords ou comble les levées au doigt par un travail d’orfèvre sans plan établi, elle fouille, chevauche, expérimente l’harmonie, cherche la ligne mélodique, l’épouse, la repousse, se tait...
Je n'avais pas bougé. J'étais subjuguée.
Un moment inoubliable
Monk, evidence


Cela fait un an et demi qu’on ne s’est pas réunies toutes les quatre. On avait l’habitude de s’empiffrer dans des bouis-bouis du centre de Vignoles en se racontant nos vies après le boulot. On finissait toujours par trouver une soirée où l’une arrivait tard de l’hôpital et rattrapait le repas des autres, levées depuis 5 heures du matin. On laissait s’effilocher le temps dans les rires et les murmures confidents, malgré le réveil à 5 heures le lendemain ou la sieste écourtée pour vivre, tout de même, après le travail. Inutile de préciser que les week-ends n’existaient plus dans notre perception du temps. Après le début de la Covid, plus rien. Ce chaleureux sas de détente qu’on s’est inventé a cessé d’être. Ce soir, on prend tacitement le prétexte de mon retour exceptionnel à Vignoles, on utilise nos badges d’infirmière pour traverser le couvre-feu et vivre ce petit miracle. Quand j’arrive, Gina est en train de coucher son fils. Sa mine est rayonnante malgré les cernes qui pèsent sous ses yeux. Je me rappelle ma première journée avec elle au CH. Elle se posait des tas de questions sur l’origine du monde comme une petite fleur émerveillée, perdue au milieu d’un champ de bataille. Le contraste m’avait conquise. On est devenues une sorte de bulle d’oxygène l’une pour l’autre en utilisant nos discussions sur la vie pour repeindre la dureté de notre quotidien...
Une rencontre
Gina


Un peu après la guerre, si l’on était invité à déjeuner chez les Robineau on découvrait un intérieur propret, simple, retenu pourtant truffés de babioles indochinoises, dans les interstices d’une bibliothèque, sur le blanc d’un mur, trahissant la fierté d’une bourgeoisie coloniale qu’on s’efforce par ferveur catholique et sans y parvenir, de garder sobre et discrète.
A la table de la grande salle à manger, Simone se tient parfaitement droite sur une chaise paille et bois dossier haut et droit, emplacement le plus proche de la porte qui mène à la salle à manger de service accolée à la cuisine. Sur ses lèvres qu’elle ne maquille pas mais qu’elle garde luisantes en y étalant tous les matins au réveil un peu de cire d’abeille, sur ses lèvres un léger sourire qu’elle s’applique à mesurer pour ne pas dévoiler son intérieur tout en offrant un visage calme et rassurant. Simone s’efforce de rendre le moindre de ses gestes chaleureux, s’asseoir avec chaleur, sourire avec chaleur, servir le gigot chaleureusement même si elle aurait préféré qu’une bonne fasse le service à sa place, tousser discrètement dans le bout de ses doigts avec chaleur, rire chaud, saluer chaleureusement.
Souvenir de jeunesse
Un dimanche chez les Robineau


Je n’y avais passé qu’une nuit suspendue entre le ciel et l’eau sur un catamaran au port, cassé, immobile depuis des jours. J’avais vu l’eau rougir à cinq heures, j’avais reçu la pluie tiède sur le visage, j’avais eu envie de plonger du pont mais je n’avais pas le temps, l’avion attendait déjà à Cancun. Il était temps de partir. Nous y sommes retournés quelques mois plus tard pour y vivre un peu. Nous avons sillonné le front de mer. Peut-on dire front lorsqu’il s’agit de la Caraïbe, la plus douce et la plus silencieuse des eaux? Sacs au dos, nous avons rapidement atteint la fin du village, dépassé la dernière auberge. La plage était blanche et l’eau claire. Quelques palmes dans leur hauteur dansaient sous un vent discret qui ne soufflait pas au sol. Un vieil se balançait lestement dans un hamac effiloché. C'était le vieux Ma'alo.
Un voyage hors du temps
Mahahual


